Les Enfants Placés & Le Travail Psychosocial
Plus de 300 000 mineurs ont été concernés en 1998 par une mesure de protection de l’enfance. Ils n’étaient que 32 000 en 1962 (Sources : Encyclopædia Universalis et IGAS/IGSJ, 2000. Accueils provisoires et placements d’enfants et d’adolescents).
Le dispositif statistique comporte trois filières séparées : le dispositif statistique de l’ASE (qui) est sous-utilisé ; le dispositif statistique de la PJJ (qui) est très fourni, mais peu utile pour les autres acteurs ; les statistiques fournies par les tribunaux pour enfants (qui) sont peu significatives et non fiables (Inspection générale des affaires sociales, Inspection générale des services judiciaires, rapport de mars 1995 sur le dispositif de protection de l’enfance).
L’essentiel de la recherche est fondé sur l’exploitation de dossiers éducatifs de familles
touchées par une prise en charge judiciaire de l’éducation d’un ou de plusieurs enfants. Le corpus documentaire est constitué de 42 dossiers d’assistance éducative. Des entretiens ont été parallèlement réalisés avec d’anciens enfants placés et différents personnels du tribunal, magistrats, éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse. Des éducateurs de prévention ont également participé à cette enquête.
Danger et difficulté : des notions problématiques
Les conditions du placement. Restructurer les liens par mise à distance des enfants .
L’intervention éducative, qu’elle soit administrative ou judiciaire, met en cause la qualité des parents en tant que majeurs éducatifs responsables, et contribue ainsi à « minorer » leur personnalité civile. Il s’agit de prémunir les enfants du danger qu’ils encourent à demeurer sous l’influence de parents présupposés inaptes à jouer leur rôle éducatif, en s’efforçant de persuader ceux-ci de leur incapacité tout en les convainquant de leurs propres « besoins » éducatifs vis-à-vis de l’éducation de leurs propres enfants, selon des normes et des préceptes puisés dans une doctrine véhiculée par la constellation des intervenants psychologiques et sociaux qui collaborent à la résolution des difficultés combinées
des uns et des autres.
Bien que sa saisine surgisse généralement à l’occasion d’un conflit, le magistrat, lors de son premier contact avec la famille, recherche l’approbation des différents acteurs désormais sous son emprise. Mais cette quête du consensus est fort malaisée car il doit convaincre les parents de leur insuffisance éducative et les enfants du risque auquel ils s’exposent à continuer à vivre dans le secret, fréquemment chaotique, de l’intimité familiale Ainsi, c’est en réalité l’intimité des liens, c’est-à-dire la structure profonde de la « cellule familiale », qui est mise en cause. C’est pourquoi l’adhésion, si elle est parfois réalisée à l’ouverture d’une procédure, est fréquemment mise à mal au cours du temps, lorsque les
parents rejettent l’intrusion de corps étrangers à leur propre doctrine éducative. La « greffe
éducative » paraît alors s’étioler, et la contrainte prend alors le relais d’un improbable engagement durable Le magistrat, persuadé par les acteurs éducatifs de la nécessaire perpétuation de l’action, va alors prendre des mesures autoritaires sans se soucier de ce qu’en pensent les parents. Le placement apparaît alors comme l’ultime moyen de préserver les enfants d’un milieu familial délétère et réfractaire à la perpétuation de l’intrusion d’acteurs extra-familiaux, décidée, par exemple, lors d’une action éducative en milieu ouvert (AEMO) préalable, et de pérenniser une doctrine éducative inapplicable en famille.
**La façon dont R. est entraînée dans le conflit conjugal va la faire exploser… Il est temps qu’on s’occupe d’elle ! (Educateur AEMO, audience préalable à un placement)
Pour mémoire, la protection judiciaire française de l’enfance en danger est fondée sur l’article 375 du code civil, modifié par la loi du 4 juin 1970 sur l’autorité parentale. Depuis le décret du 7 janvier 1959, le directeur départemental de la population et de l’aide sociale est doté du pouvoir d’exercer une action sociale préventive auprès des familles dont les conditions d’existence risquent de mettre en danger la santé, la sécurité ou la moralité de leurs enfants. Ce pouvoir d’intervention appartient au président du conseil général depuis le 6 janvier 1986. Ainsi, les lois civiles, d’un côté, organisent une protection judiciaire, et les lois sociales, de l’autre, une protection administrative contre des dangers identiques. La différence réside dans l’existence ou dans l’absence d’un conflit empêchant l’acceptation d’une mesure administrative, par suite de carence ou d’opposition des parents, ou encore d’un conflit entre les parents et l’enfant créant la situation de danger.
L’application des mesures d’assistance éducative est indépendante de la constatation d’une faute des
parents. L’existence du « risque de péril » suffit à justifier l’intervention publique.
Ce travail de persuasion, qui se développe généralement tout au long de la procédure, constitue une partie notable de l’action éducative, notamment lorsque les enfants vieillissent sous tutelle judiciaire.
C’est pourquoi la distinction entre « justice négociée » et « justice imposée » semble peu pertinente. En réalité,la contrainte est présente dans la négociation elle-même.
Le danger de la faiblesse
Les procédures mises en oeuvre à la suite d’une maltraitance physique certaine sont minoritaires. Nos données, fort limitées, rejoignent ici les statistiques globales qui révèlent, parallèlement à l’accroissement du nombre de signalements, la diminution progressive de la proportion des enfants maltraités. Les notions de danger et de difficulté sont problématiques dans les cas les plus fréquents où le risque demeure hypothétique. D’une part, parce qu’il n’est pas rare que les victimes supposées doutent du péril auquel elles sont par hypothèse exposées, d’autre part, parce que les éléments institutionnellement explicatifs du danger peuvent être interprétés de manière contradictoire, selon la position des différents acteurs : membres de la famille, personnel scolaire, service social de secteur, etc. Dans la plupart des cas, le flou caractérise une matière qui est plus dans une certaine appréhension
des choses, selon le propos d’un juge pour enfants, que dans la matérialité des faits.
La majeure partie des informations contenues dans les différentes pièces de la plupart des dossiers analysés est constituée d’éléments connotant une fragilité, un état de faiblesse : précarité du statut socio-économique des parents, déficience de leur état psychique, défaillance des rapports conjugaux ou des liens entre parents et enfants. Généralement confrontés à des difficultés inextricables, les parents se représentent parfois l’intervention initiale de tiers institutionnels comme un service qui leur permettra, pour un temps, de se décharger de situations insolubles, matérielles, affectives, etc. Ils pensent fréquemment qu’il leur revient en dernière instance le droit de contrôler la procédure, ses échéances, sa
fin. En bref, ils n’imaginent pas que ce pouvoir de décider peut leur être confisqué, pas plus qu’ils ne pressentent les effets potentiels de l’action administrative ou judiciaire sur le
devenir des liens avec leurs enfants.
L’analyse des dossiers révèle que l’évaluation et la qualification institutionnelles des critères de fragilité contribuent à les métamorphoser en indices significatifs de danger potentiel immédiat et à les promouvoir en signes prédictifs de difficulté future. Ils contribuent à (dis)qualifier les familles et à les intégrer au sein d’une nosographie implicite qui tend à privilégier les éléments les plus problématiques. Cette démarche est dotée d’une signification spatiale : signaler, c’est aussi ouvrir l’espace social de la famille, c’est faire violence au secret de l’intimité. Les familles « difficiles » sont pratiquement toujours des « cellules » dont les parois sont en voie d’effritement, et le signalement, dans un premier temps, accentue la perméabilité de l’espace familial. Les familles, dès lors qu’elles sont signalées dangereuses,
subissent une effraction publique. Les liens de parentalité, notamment, sont mis
au grand jour, puis finement disséqués.
Leur désenchantement est bien souvent à la mesure de leur illusion initiale. Se considérant parfois victimes d’une machination ourdie conjointement par le magistrat et l’institution responsable de la prise en charge de leurs enfants, certains parents ne voient plus dans ces divers personnages que des adversaires contrariant ou ignorant leurs décisions. Tous les ans nous demandons le retour définitif de nos enfants placés, mais c’est refusé […] Pourquoi ne voulez-vous pas nous les rendre ? Jusqu’à quand seront-ils placés ? Ces placements intempestifs sont prolongés sans notre accord. Tout ceci a été manigancé. Ils (responsables de foyers) ont monté leur machination.
**On nous a enfoncés au lieu de nous aider. Au lieu de créer des rapprochements, vous créez des séparations, des mésententes. C’est à croire que vous êtes tous de mèche, qu’il y a des coups fourrés afin de nous enlever les droits parentaux. Nous avons l’impression d’être espionnés. Mais qu’est-ce qu’on a après nous ? Pourquoi nous en veut-on ainsi au point de nous enlever tous nos enfants ? Tous les
ans, il y a des rapports qui nous enfoncent, nous écrasent. Nous voulons les enfants. Nous en avons assez de ces placements. Ces enfants doivent réintégrer leurs familles. Nous demandons le Retour Impératif et Définitif car ils sont placés contre notre avis et notre volonté (Extraits de lettres d’une mère au magistrat).
La reconstruction de l’histoire
Dès lors qu’elle est connue judiciairement comme « famille difficile », celle-ci va être soumise à une investigation qui vient déborder le champ étroit des raisons initiales de cette prime connaissance. Le signalement constitue ainsi le pivot autour duquel est reconstruite l’histoire des familles. La majeure partie des événements relatés s’y rattache.
C’est là le caractère distinctif de ce type de récit : de même que les descriptions des structures familiales s’attachent à leurs lézardes, les « histoires des familles » sont constituées de récits de « familles à histoires ». C’est sans doute ce qui explique en partie les nombreuses et fréquentes lacunes de ces récits institutionnels. Ne paraissent recherchés et approfondis que les caractères qui semblent en rapport avec l’élément pivot. Les faits qui paraissent, aux yeux de l’enquêteur, en dehors de ce champ de signification sont bien souvent négligés.
Cette manière de décrire constitue le fondement et l’élément moteur de l’intervention de tiers institutionnels, enquêteurs de l’aide sociale à l’enfance (ASE), experts, éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse, magistrats. L’action ainsi conduite contribue à infléchir l’histoire des familles signalées, notamment au niveau des liens de parentalité. En d’autres termes, la « famille naturelle » se métamorphose dès lors que les acteurs institutionnels l’investissent ; les comportements, les rapports entre ses membres ne sont plus « naturels » et les liens entre parents et enfants peuvent devenir des caricatures de ce qu’ils étaient auparavant. Certains se révoltent ou se murent dans un silence hostile vis-à-vis de ces personnages avides de leur intimité. Pour une grande part, ces nouvelles manières
d’être des familles contribuent à alimenter rapports et expertises. Alors que l’institution imagine relater la situation et la dynamique des liens familiaux, elle décrit en grande partie ces outrances, c’est-à-dire implicitement l’interférence de ses propres liens avec les liens existant entre les différents membres de la famille investie. L’histoire reconstruite qui intègre la présence, l’interprétation et l’action institutionnelles devient institutionnellement légitime. Tout se passe comme si ce processus contribuait à faire renaître les familles, en reconfigurant notamment la forme de ses liens.
Un travail de persuasion à composante spatiale
L’effort initial de l’intervenant éducatif consiste à tenter de convaincre chacun des protagonistes
familiaux de la pertinence de la définition institutionnelle des termes de danger et de difficulté appliquée à leur propre cas, c’est-à-dire de leurs propres difficultés et du danger que celles-ci représentent pour leurs enfants.
Cette première tâche coïncide avec la tentative de pénétration de l’intervenant (administratif ou judiciaire) au sein des familles. L’acteur institutionnel y trouvera d’autant plus facilement une place, que chacun de leurs membres sera convaincu de sa légitimité, c’est-à- dire que leurs propres définitions des termes de danger et difficultés seront mieux accordées à celles de ce personnage extérieur. Mais les discordances sont fréquentes, attestées par l’hostilité manifeste ou latente face à l’irruption de ce nouvel acteur.
**Madame vit de manière très repliée dans un monde où toute effraction semble perçue
de manière persécutoire et entraîne une violence certaine : Madame (AS Centre
d’orientation et d’action éducative (COAE)) s’est fait reconduire manu militari. (Protection
judiciaire de la jeunesse (PJJ), Compte rendu d’entretien psychiatrique).
Le magistrat doit être également convaincu de la nécessité d’une action, ainsi que de la forme de cette action. Ce travail de persuasion est donc bilatéral. Il se réalise par un « procès de désignation ». Les milieux familiaux se déroulent devant le magistrat par l’entremise d’enquêtes sociales, de rapports d’évolution, d’expertises, etc., assemblages de mots qui tentent de le convaincre de la qualité des liens et des différents espaces au sein desquels ils se nouent. La connaissance qu’a le juge des cas qui lui sont soumis est essentiellement scripturale, même s’il a le loisir d’entendre brièvement les différents personnages du « drame familial » lors des audiences qui jalonnent la procédure. Juge de mots, le magistrat évalue la pertinence des manières institutionnelles de décrire des manières d’être de personnages sociaux en situation fragile, précaire, instable et dont l’existence est profondément
infléchie par l’immixtion des nouveaux acteurs institutionnels.
Dans un premier temps, c’est-à-dire dans les pièces introductives des dossiers (enquêtes sociales, rapports sociaux), la narration, d’abord confinée au champ événementiel du signalement, amplifie rapidement sa focale. L’histoire (intergénérationnelle) des parents est abordée, ainsi que de nombreuses autres dimensions : socioéconomique, socioculturelle, psychorelationnelle, etc.
Le resserrement du champ interprétatif
Dans la plupart des cas, la dimension socioéconomique apparaît en incidente, sans lien avec l’argumentation principale. Elle fait l’objet d’une rapide description en début de procédure, mais s’efface très rapidement des documents suivants.
**À noter que M. travaille depuis peu à temps plein en qualité d’aide-maçon avec un contrat à durée déterminée d’un an (AS ASE, compte rendu d’une visite chez le père).
Ajoutons encore qu’à cet effondrement éducatif s’associe une déroute matérielle et financière totale (impayés de loyer, chômage, voiture sans assurance) (Rapport d’AEMO).
Si la plupart des familles sont dans le besoin, cette forme de dénuement n’est pratiquement jamais intégrée au sein d’un système interprétatif des difficultés (des enfants), simple indice d’un contexte banal et banalisé. Ce n’est pas en le comblant que les difficultés des enfants sont présupposées s’atténuer. Plus globalement, ce sont l’ensemble des éléments matériels constitutifs de l’histoire des familles qui sont ainsi progressivement scotomisés.
La quasi-disparition de la prise en compte des difficultés matérielles est concomitante au développement du champ psychocomportemental et psychopathologique qui, à l’inverse, se renforce généralement au prorata de la durée de la procédure. Cette forme narrative, remarquable par sa constance, investit bien souvent l’ensemble de la « cellule familiale », décrite fréquemment alors comme un groupe social pathologique et « pathogène », dangereux pour le devenir des enfants. Tout élément (propos, attitude, forme relationnelle, etc.) qui entre en contradiction ou en conflit avec la manière institutionnelle d’interpréter devient symptôme, du fait le plus minuscule aux représentations du monde.
C’est ce qui explique en partie la très faible présence des personnels d’institutions familiales prestataires de service financiers, telle la Caisse des allocations familiales (CAF). Pourtant, pour des familles dont les ressources se composent essentiellement de prestations diverses, le rôle des CAF est considérable. Or ces organismes, qui revendiquent «une place d’expert des politiques familiales et sociales», ne coordonnent pas aisément, pour des raisons diverses, leurs interventions avec ceux du service social de secteur (Inspection Générale des Affaires sociales, Inspection générale des services judiciaires, Accueils provisoires et placements d’enfants et d’adolescents: des décisions qui mettent à l’épreuve le système français de protection de l’enfance et de la famille, 2000).
**Un exemple particulier du comportement de E. nous paraît ajouter encore aux arguments qui laissent supposer une structuration psychotique de la personnalité de ce jeune : en effet M. (père) nous parle d’un repas de midi composé uniquement d’une escalope de veau mangée crue avec de l’ail. Cette particularité alimentaire qui n’est sans doute pas quotidienne, témoigne néanmoins d’un rapport à la réalité commune tout à fait distordue (PJJ, compte rendu d’entretien psychiatrique).
**Par un discours clos d’où toute interrogation extérieure est d’emblée interprétée et/ou exclue, E. a seulement exposé la vision du monde que ses 15 années de vie lui inspirent, à savoir celle d’un univers de malheur et de solitude où aucune relation de confiance à autrui ne peut exister et où « il n’y a pas de futur ». […]
E. considère qu’il faut se méfier de tout le monde. Les expériences vécues à la Cité et au foyer sont pour lui les preuves supplémentaires d’une méfiance nécessaire envers les autres. […] Cette rigidité, la tonalité persécutoire qu’E. a de la perception du monde, la méfiance – « on ne peut avoir confiance en personne, j’en suis sûr, chaque fois que j’ai eu des copains, ils m’ont fait un coup en douce » – orientent malheureusement vers une pathologie grave de la personnalité dans laquelle les éléments paranoïaques prennent une importance particulière (PJJ, compte rendu d’entretien psychiatrique).
On constate un parfait alignement entre cette forme d’interprétation monotone de la presque totalité des intervenants sociaux et les manières de voir des experts psychologues ou psychiatres. Les mots sont identiques et, hormis quelques termes savants signant l’appartenance au monde médical, les propos sont presque interchangeables.
Le fond de pathologie familiale se caractérise par les problèmes psychologiques de la mère, un vécu personnel lourd de chacun des parents, le comportement du père et le problème conjugal du couple, un grand isolement familial et social (PJJ, COAE, enquête sociale).
Il nous paraît en premier lieu nécessaire d’insister sur le caractère pathologique de la configuration familiale (Rapport psychologique).
L’inflation de la population infanto-juvénile prise en charge en service psychiatrique souligne ce monopole interprétatif. D’après une étude publiée en janvier 2000 par le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sur l’offre de soins en psychiatrie, 380 000 enfants et adolescents ont été suivis en 1997 par les secteurs de psychiatrie infanto-juvénile, (soit 50 000 de plus qu’en 1995 !), ce chiffre ne tenant pas compte de l’activité libérale de psychiatres privés (ou publics), ni l’activité des Centre médico-psycho-pédagogique (CMPP)
(Source : Ministère de la Justice).
Cette psychologisation des manières de comprendre et de traiter les difficultés des familles reflète en partie l’incidence de l’organisation du marché du travail et particulièrement du débouché que représente l’institution judiciaire pour la masse de jeunes diplômés de psychologie issus de l’Université et confrontés au chômage .
Éducateurs, assistantes sociales, inspecteurs ASE, responsables de foyers, etc., par la convergence de leurs points de vue, tendent à focaliser l’attention du juge dans une direction uniforme, et implicitement à occulter d’autres formes d’interprétation. Cette homogénéité interprétative exerce sans nul doute une prégnance particulièrement forte et le magistrat
n’a que peu de moyens de mettre en question sa légitimité. En ce domaine, comme dans les jugements d’attribution de l’autorité parentale, le juge « homologue » le rapport d’enquête ou d’expertise, cependant que l’avis du spécialiste est souvent rédigé comme un jugement .
Cette manière de décrire est au principe d’un procès de qualification (ou de disqualification)des différents personnages. Selon leur propension à privilégier telle ou telle dimension, les acteurs, notamment les membres de la famille, sont jaugés, évalués, parfois de manière comparative. Leur complaisance à s’insérer au sein du champ d’élection de l’institution
leur vaut approbation et parfois récompense.
**Nous l’encourageons (père) vivement à aborder avec un service d’hygiène mentale, les problèmes relationnels qu’il éprouve avec ses propres filles (ASE, Rapport de situation).
M. (père) est invité de façon pressante à prendre rendez-vous avec un psychologue de l’hygiène mentale. Il ne veut pas. Je l’invite vivement à aller parler à un psychologue.
J’informe madame que j’apprécie beaucoup qu’elle voie un psychologue (Audience,propos du magistrat).
À l’inverse, dès lors que l’essentiel de leur propos se situe « hors champ », ils sont soumis à de fortes critiques, ainsi qu’à un opiniâtre travail destiné à les amener à reconnaître la pertinence et la légitimité du point de vue institutionnel. La médiation de l’instance éducative
délimite ainsi les frontières des interprétations légitimes et illégitimes, selon une forme récurrente illustrée par les figures 1 et 2, mises en forme à partir de l’analyse d’un rapport d’AEMO réalisé par une enquêtrice de l’ASE.
Ce resserrement de la focale de perception et d’interprétation coïncide avec un rétrécissement de l’espace d’investigation et d’action.
Se développe ici une dynamique de nature proche de celle qui se manifeste lors de la désignation et de l’interprétation des difficultés. Il s’agit en quelque sorte de la traduction spatiale du resserrement du champ perceptif. Se constitue ainsi le périmètre de l’action
éducative, soumis aux contraintes des solutions possibles en termes d’hébergement. Si l’espace « naturel » de la vie familiale paraît excessivement perturbé, il convient de
convaincre l’ensemble des acteurs (magistrat, parents, enfants) de la nécessité du « déplacement » des enfants.
Figure 1 (43.22 Ko)
Figure 2 (44 Ko)
La figure 1 souligne l’ambivalence de la représentation du père. S’il évoque ses problèmes financiers, il est passif, fait preuve d’immaturité. Mais il réagit en adulte dès lors qu’il modifie son champ de vision : il est applaudi lorsqu’il focalise son discours sur le champ psychopathologique et relationnel. La figure 2 dévoile la hiérarchisation des qualités comparées des parents selon cette même logique interprétative. Le père, qui s’obstine à ne voir ses difficultés qu’à travers les conditions matérielles de l’existence de la famille, est à la fois censuré et disqualifié, alors que la mère est encouragée et promue car elle insiste sur les difficultés psychologiques, affectives et relationnelles de ses proches. Conclusion : Nous percevons quelques limites quant aux possibilités de réflexion et d’évolution de ce père sur le plan éducatif, nous devinons des qualités d’écoute et de prise en compte des conseils apportés à cette mère, ce qui nous paraît important d’être exploité.
Ce travail de persuasion, généralement fort long, souvent jalonné de conflits, est réalisé en partie par un « procès de désignation » relativement simple, où sont opposés le « bon » et le « mauvais » espace. Ainsi, au milieu familial incapable d’offrir une place aux enfants, de les contenir, milieu déstructuré et déstructurant, est opposé un milieu idéal, présupposé a priori contenant, structurant, sécurisant…
**Il me semble que A. est en danger, c’est pourquoi je vous saurais gré de bien vouloir ordonner son placement afin de lui procurer un espace sécurisant et structurant (Lettre du directeur de l’Aide à l’enfance et à la famille (AEF) au procureur).
R. est un préado qui souffre d’un manque affectif. Il cherche son identité. Il a besoin d’un cadre sécurisant, chaleureux et ferme (Cité de l’Enfance, rapport psychologique).
Le cadre éducatif très contenant du foyer semblait correspondre aux besoins de W. (Foyer, rapport de comportement).
Le travail des liens et des lieux
À partir du moment où les enfants sont soustraits à la garde de leurs parents, l’institution prescrit l’instauration d’une distance optimale, considérant celle-ci comme indispensable à un futur rapprochement, selon les principes d’une doctrine qui privilégie le maintien des liens entre parents et enfants.
Pourtant, et malgré la prudence des responsables qui connaissent fort bien, par expérience, les difficultés de mise en oeuvre d’une pareille décision, l’éloignement vient bouleverser la structure familiale, les relations entre parents, entre parents et enfants, les liens avec la parentèle. L’institution va s’efforcer de contrôler ces perturbations selon un ensemble de références normatives qui instituent et tentent de réguler rapports sociaux et rapports spatiaux. Ainsi, des calendriers sont constitués, qui prescrivent les lieux, les moments et les modes légitimes des contacts entre parents et enfants. La vie relationnelle s’inscrit alors au sein d’un cadre contraignant qui limite toute forme de spontanéité. Les liens, désormais sous contrôle institutionnel permanent, sont sans cesse évalués, qualifiés ou disqualifiés. Le moindre manquement est très rapidement sanctionné. Les parents doivent se plier à ce qu’ils considèrent comme des réponses optimales à des attentes dont ils ne maîtrisent pas la logique.
Les conflits latents très fréquents entre le père, la mère, un beau-père, les membres de la parentèle, etc., s’exacerbent très souvent à ce moment, et leurs manifestations parfois violentes se déroulent sous la vigilance de l’oeil institutionnel. Ces tensions rendent chimérique ,le conformisme relationnel prôné par l’institution. L’enfant devient un enjeu qu’aucun des acteurs familiaux ne maîtrise. Le lien à l’enfant, comme mis aux enchères, se déforme.
**Nous assistons à une surenchère de cadeaux, bonbons… Si le père semble jouer le jeu, la mère par contre ne baisse pas les bras, et chaque visite nous demande une attention et une vigilance qu’elle s’empresse de déjouer au moindre moment (ASE, bilan de situation).
Soit les parents en font trop, et ces outrances sont institutionnellement disqualifiées, soit, à l’inverse, ils tendent à s’éloigner d’une vigilance trop pesante, et dès lors semblent aux yeux institutionnels prendre une distance inacceptable, paraissent se désintéresser. Ils sont alors sommés de se montrer plus présents.
Cette mise à distance est en outre à l’origine d’une perte de la quotidienneté par modification de la temporalité des échanges. Ces rapports discontinus sont séparés par de longues lacunes au cours desquelles s’accumulent des affects qui ne peuvent immédiatement
s’exprimer. Lors de la prochaine visite, ils vont surgir et se manifester de manière étrange, enfin débondés. Ce processus contribue ainsi à déformer les liens, à créer une méconnaissance par distorsion de la connaissance.
**J’aimerais bien rentrer chez moi. […] C’est tout à fait normal que les parents et les enfants se disputent, c’est pas une raison pour que je ne rentre pas chez moi. On ne se connaîtra jamais si on se voit une fois par mois (Audience, propos d’un enfant placé).
Faute d’expression directe, ces affects peuvent être véhiculés par écrit, par téléphone. Il n’est pas rare de trouver des lettres de directeurs de foyers fustigeant le harcèlement téléphonique, plus rarement scriptural, de parents qui tentent ainsi de combler la vacuité de la quotidienneté relationnelle, les lacunes des liens qui les unissent à leurs enfants.
Cette forme relationnelle, interprétée comme une transgression contrariant la nécessaire distance entre parents et enfants, est bien souvent sanctionnée.
**Madame (mère) téléphone tous les jours. V. pleurait, il nous semblait qu’elle ne pourrait pas avoir la distance nécessaire pour réfléchir. V. doit être aidée à prendre de la distance (Audience, propos de l’éducateur référent).
L’on trouve ainsi dans certains attendus des mentions spécifiant le nombre mensuel maximal d’appels téléphoniques, ou parfois, leur interdiction totale, des suspensions temporaires du droit de visite.
**Sur les droits de correspondance, accord pour une communication téléphonique par semaine (Jugement).
Ces liens illicites peuvent enfin contribuer à une prolongation de la séparation. Ils contribuent toujours à envenimer les rapports entre parents et institutions.
**Le foyer m’a carrément coupé les ponts avec ma fille. Ils m’interdisent de lui parler au téléphone et de m’écrire (Lettre de la mère au magistrat).
Si les formes de ce processus sont fort diversifiées, celui-ci se développe dans un grand nombre de procédures. L’on peut considérer que la dynamique de l’action éducative est en grande partie tributaire de l’intensité et de la permanence de cette tension rémanente qui met en question la qualité présupposée socialement structurante du lieu de placement.
C’est pourquoi il est quelque peu illusoire d’imaginer qu’un foyer de placement ou une famille d’accueil constitue un lieu neutre préservé de toute atteinte des liens de parentalité supposés défavorables. Le présupposé de neutralité des espaces de placement n’est pourtant pas rare dans les rapports et enquêtes que nous avons pu consulter.
**La fillette a sans doute besoin d’un lieu neutre à l’abri de la pathologie familiale pour pouvoir évoluer (Rapport au magistrat d’un responsable de foyer).
Des liens institutionnels changeants, fugaces et tronqués
Dès lors qu’ils sont placés, les mineurs sont confrontés au personnel éducatif des foyers, aux membres d’une famille d’accueil… La forme et le degré de pérennité de tels liens constituent les éléments essentiels de la réussite ou de l’échec du placement. Les éducateurs de foyers sont conduits, consciemment ou non, à s’attacher aux enfants qui deviennent, au fil du temps, un peu « leurs » enfants.
F. est une fillette attachante que l’on a envie de protéger et entourer (Rapport AEMO).
Des liens de quasi-filiation se nouent parfois entre un enfant et un éducateur ou un membre d’une famille d’accueil.
**J’ai aimé une seule éducatrice, d’ailleurs elle m’a appelée aujourd’hui pour me souhaiter un bon anniversaire pour mes 18 ans. J’ai pas perdu contact avec elle. Je la considérais vraiment bien, comme si elle avait été une mère (Extrait d’entretien avec une jeune fille de 18 ans, ex-enfant placée).
Ces liens sont obérés par deux contraintes institutionnelles. Tout d’abord, par le découpage en classes d’âges. Le changement de lieu de vie est obligatoire une fois passée la limite d’âge réglementaire. Ces liens sont par nature provisoires et leur rupture, suite à un changement de foyer ou de famille d’accueil, peut être à l’origine d’une succession de chocs affectifs constitutive de la troncature institutionnelle des liens et des lieux.
**Quand je suis partie de là-bas (première famille d’accueil), dans une autre famille d’accueil, ça s’est mal passé. Après, ils m’ont mis dans une autre famille d’accueil, ça s’est mal passé. Après, ils m’ont mis en foyer, ça s’est mal passé parce que j’étais bien dans cette (première) famille (Entretien avec une ex-enfant placée).
Ensuite, une norme implicite, mais très prégnante, de « limitation d’attache » dont on trouve de nombreuses mentions dans les rapports de comportements rédigés par les responsablesde foyers, est à l’origine de la froideur et de la distance des liens institutionnels.
**C’est le système qui veut ça. Ils disent que c’est pour que l’enfant s’attache pas. J’ai eu le temps de m’attacher, j’y ai vécu jusqu’à 14 ans… Je trouve ça un peu dégueulasse parce que j’étais bien dans ma famille d’accueil, ils m’aimaient comme leur fille et tout. Ma famille d’accueil, c’était comme ma mère. C’est eux qui m’ont tout appris, parce que je suis arrivée chez elle, je parlais pas. Je faisais pas confiance aux adultes, j’étais enfermée en moi-même. Ils m’ont ouverte. C’est comme une fleur fanée, et elle se rouvre. Ça a été pareil. Leur fille, je la considère comme ma grande soeur (Entretien avec une jeune fille de 18 ans,une ex-enfant placée).
S’attacher revient à transgresser un interdit. Certains éducateurs sont ainsi conduits à rejeter les formes trop éloquentes de l’affection exprimée par les enfants.
**On remarque surtout son débordement verbal, son attitude très collante avec les adultes (Maison d’enfants, rapport de comportement).
A. cherche la présence des éducateurs. Il éprouve le besoin de les toucher, leur prendre le bras, les chatouiller… il devient vite envahissant et difficilement supportable si une limite ne lui est pas imposée fermement (Cité de l’Enfance, rapport de comportement sur A., 13 ans).
En outre, cette multiplicité de liens éphémères contribue à déstabiliser les enfants qui ne savent plus à quels bras, à quels schémas, à quelles pensées se vouer.
**Être emmêlée par des tas de personnes, c’est compliqué parce que tout le monde est différent, chaque pensée est différente et nous on se sent perdus, on sait plus où on est.
On a été mélangés dans tous les bras… Même pas dans des bras… J’avais quatre éducateurs, et c’était trop. J’ai beaucoup de schémas, beaucoup de façons de penser, et je suis complètement perdue. Parce qu’il y a eu plusieurs personnes qui m’ont éduquée, j’ai eu plusieurs paroles dans plein d’endroits (Entretien avec une ex-enfant placée).
Cette froideur institutionnelle est éprouvante et frustrante pour des enfants en situation de carence affective. Ne parvenant pas à exprimer ni dans la forme, ni dans la durée, leurs sentiments, les enfants s’enferment fréquemment dans un mutisme qui inquiète alors l’institution.
Avides de liens, les enfants ne peuvent concevoir ni les manières de les dire, ni les lieux où les exprimer.
Le mutisme dans lequel A. s’est enfermé nous inquiète particulièrement […] Son repli sur lui-même est une source d’inquiétude car nous ne pouvons percevoir précisément ses difficultés et surtout trouver des moyens adaptés pour lui apporter de l’aide (Rapport d’évolution, éducateur foyer).
Dès qu’on tente de décrypter ensemble les raisons de sa tristesse et de son anxiété, J.-P. se réfugie dans le silence (Maison d’Enfants, rapport de comportement).
Les conséquences du placement.
Les enfants ou adolescents placés consacrent l’essentiel de leur énergie à tenter de gérer leur position instable en termes de liens et de lieux de vie. Au fur et à mesure que se prolonge cette incertitude, les acteurs de ce qui devient un véritable drame paraissent de plus en plus désorientés. Certains parents et enfants se questionnent sans cesse sans pour autant découvrir une solution à cette forme de difficulté. Pour l’institution responsable, ils ne savent pas ce qu’ils veulent, et cette incertitude est bien souvent interprétée comme un indice de la faiblesse des liens familiaux et aussi de l’irresponsabilité des parents. Dès lors, il convient d’assurer la stabilité des enfants en les maintenant sous la responsabilité de l’institution garante du placement. Et ainsi se pérennise le problème qui s’alimente au prorata de l’allongement de la séparation et vient altérer les liens de filiation jusqu’à rendre quasi étrangers l’un à l’autre une mère et son fils.
Enfant : Je ne sais pas ce que je voudrais, j’aimerais bien rentrer chez moi chez ma
mère. Mais je suis bien chez ma nourrice.
Mère: – J’ai peur de le reprendre, il a 15 ans.
Enfant : – Je ne sais pas ce que je veux. Elle (mère) aimerait bien me reprendre (Propos
d’un enfant placé depuis l’âge de 6 ans et de sa mère au cours d’une audience).
N. sait ce qu’elle veut et souhaite rester au foyer et refuse l’éventualité d’un retour en
famille. Néanmoins, elle se montre également versatile et peut prendre des positions
radicalement opposées (Lettre de l’inspecteur AEF au magistrat).
Dans les situations où les parents délèguent à leurs enfants la décision de prolongation de leur placement, le souhait de ces derniers de revenir en famille est rarement pris en compte. Présupposés irresponsables, ils ne sont pas considérés en mesure de décider de leur destinée.
Les parents laissent le choix à P. d’un retour en famille ou d’une prolongation du placement ; cela nous semble donner à N. une responsabilité qu’elle n’a pas à assurer. (AEF, rapport de comportement) H. a un grand besoin de se détendre et de n’avoir aucune responsabilité dans son placement (AEF, bilan de situation).
Dans tous les cas de figure, le prolongement de cette incertitude est à l’origine une obsession. Celle-ci se manifeste par la persistance de comportements singuliers, apparemment
irrationnels, de propos délirants…
V. nous rapporte souvent des propos délirants difficiles à comprendre où il est toujours question de chats ou de chiens morts de façon tragique (Foyer, rapport de comportement).
… parfois par l’accentuation de troubles physiologiques (perte du sommeil, anorexie ou boulimie, souffrances physiques, etc.) …
M. est très négligée, elle a beaucoup grossi ; quand elle n’est pas en forme, elle est boulimique (Foyer, rapport de comportement).
H. se sent « coincé » entre deux « familles ». Il souhaite que tout le monde vive ensemble.
Il supporte mal les séparations, il voudrait participer à tout des deux côtés. Il a des problèmes de santé importants : retard de croissance, douleurs dans le dos. Ceci est dû en partie à la trop forte tension dans laquelle il vit en permanence (AEF, bilan de situation).
… ou de troubles du comportement : renforcement du mutisme des plus jeunes, violence des adolescents.
**W. pose de gros problèmes à (foyer). Il a un comportement inquiétant. Il est décrit ainsi par l’équipe éducative : agité, aucune notion des conventions sociales, provocant, vulgaire, très pénible avec les adultes qu’il agresse, rejeté par les autres enfants, il peut être très violent (a frappé des adultes) mais ne pleure pas (Rapport AEMO).
Témoins des comportements des enfants, les éducateurs et responsables de foyers alimentent l’inquiétude du magistrat, en mentionnant leur propre angoisse dans leurs écrits (rapports de comportement). Cette appréhension est autant fondée sur l’accroissement des troubles, perturbations, mutisme, etc., des enfants, des parents, que sur leur réticence à se plier aux traitements psychologiques ou psychiatriques sans cesse ressassés présumés les « guérir ».
E. désinvestit son placement familial, se montre égoïste et dure avec les enfants présents au foyer, devient agressive à l’égard de ses parents nourriciers, et on observe un repli sur soi qui nous amène à demander un soutien psychologique plus intensif. (Lettre AS ASE au juge des enfants).
Je vois un psychologue tous les 15 jours, ça fait 8 ans que j’ai quelqu’un derrière moi et ça m’agace, ça sert pas tellement. J’aimerais que ça s’arrête. Ça suffit ! (Audience).
Les institutions (AEF et Justice) se préservent mutuellement, la première par la caution de l’autorité judiciaire, la seconde par la garantie présumée de sérieux du travail des éducateurs chargés du placement. Ce bouclage interdit aux familles comme aux enfants de faire reconnaître la légitimité de leurs souhaits. Ceux-ci entrent en effet le plus souvent en contradiction avec cette logique de « garantie interinstitutionnelle ». Les conflits, qui se multiplient fréquemment en cours de procédure, alimentent la crainte des responsables du placement : on ne sait pas ce qui peut arriver. C’est l’absence de prise de risque éducatif qui prévaut. Plus les « difficultés » des mineurs au sein de leur nouveau milieu de vie s’affirment, et plus il semble indispensable aux institutions responsables d’accentuer la distance entre milieu naturel et milieu de placement, soit en amplifiant l’éloignement géographique, soit en accentuant l’étanchéité des « frontières ». Et bien souvent, le résultat inverse est obtenu : plus la distance s’accroît et plus les difficultés des enfants s’accentuent.
C’est ici que réside l’un des paradoxes du placement : dans le cas où des liens forts persistent entre le mineur et son milieu d’origine, noués de manière contrainte ou illicite, plus l’institution tente de séparer ces deux milieux par l’érection de frontières hermétiques,
plus la présence du milieu d’origine devient prégnante. Dans la presque totalité des cas, la genèse et l’accentuation des difficultés des enfants sont reliées à la rémanence des difficultés du milieu d’origine. L’institution ne se considère presque jamais comme acteur à part entière de ces difficultés et s’illusionne parfois sur son action en considérant que l’accentuation de la séparation est susceptible d’aider l’enfant à ne plus faire de choix impossibles.
**L. est beaucoup trop collé à elle (mère). […] En conclusion, afin de le protéger et lui permettre de progresser, l’équipe éducative souhaite tout d’abord qu’il aille l’année prochaine dans un foyer et non chez sa mère et ensuite qu’un tiers se situe entre eux : L. n’aurait ainsi plus à faire des choix impossibles … (ASE, rapport social****).
Cette dynamique de restriction des liens et de séparation des lieux a pour effet d’accentuer l’anxiété des enfants qui imaginent alors que leurs parents se désintéressent de leur sort ou que leur milieu familial, dont ils sont ainsi de plus en plus coupés, atteint un tel état de perturbation que celui-ci interdit toute forme de communication avec eux. Se heurtant au silence institutionnel, ils se représentent le pire.
**Les enfants inquiets pour leur mère ne peuvent plus investir correctement dans leurs projets (Lettre du juge au directeur de l’ASE).
J’ai fugué de l’école car j’ai trop envie de voir ma mère et l’éduc veut pas. Je voulais
savoir si je peux la voir seul (Propos d’un enfant placé au cours d’une audience).
C’est dans cette position d’incertitude angoissée que nombre de mineurs sont conduits à fuir leur nouveau milieu, soumis à une instabilité spatiale incoercible. À la genèse d’un mal-être caractéristique, correspond la propension des enfants placés, soit à fuguer…
**Attendu que L. a fugué et s’est réfugié chez sa mère, qu’il convient de le quérir et de le
remettre au chef de l’établissement dans lequel il est placé.
Prions le commissaire de la protection de l’enfance de faire prendre le mineur et de se faire accompagner par un serrurier (Ordonnance aux fins de recherche et de conduite).
… soit à réaliser des actes transgressifs systématiques dans l’objectif de se faire expulser des foyers …
**Je me tape contre les murs… Ils vont me rendre fou. Je cherche à me faire renvoyer du foyer quand je passe à l’acte (Propos d’un enfant placé au cours d’une audience).
**Nous envisageons de faire hospitaliser V., ses réactions semblent relever d’un autre domaine que de l’éducation spécialisée. Nous demandons à un médecin du quartier d’intervenir pour que V. puisse bénéficier d’un certificat d’hospitalisation à la demande d’un tiers. V. s’enfuit. Nous nous trouvons dans l’impossibilité de lui fournir
une réponse. Il semble urgent tant pour lui que pour le reste du groupe, que V. quitte le foyer (Foyer, rapport de comportement).
**Ce matin, J.-P. était survolté, tétanisé, continuant à proférer des menaces. Cela fait maintes fois que nous vous faisons part de nos inquiétudes importantes sur l’état de J.- P. Une prise en charge éducative ne suffit pas, l’état psychologique de ce jeune se dégrade. Hier soir, tout un groupe d’enfants a été déstabilisé à cause des débordements de J.-P. J.-P. et l’institution ont besoin de son départ immédiat (Télécopie du responsable d’une maison d’enfants au juge).
**** Dans cet exemple, la mère est considérée comme une personne dangereuse exerçant une tyrannie psychique insupportable sur son enfant. Solution : prendre du recul vis-à-vis de cette maman. Or plus ce recul s’accentue, et plus les difficultés de l’enfant s’accroissent et se diversifient. Tout se passe comme si plus l’institution tentait d’éloigner les protagonistes de ce drame, plus ceux-ci devenaient proches l’un de l’autre.
… soit à s’enfermer dans un silence qui semble ainsi répondre à la surdité institutionnelle.
Ils tentent de se mettre hors d’atteinte de manières éducatives incapables de les comprendre.
Plus le temps de la séparation se prolonge, plus les barrières institutionnelles s’accumulent, et plus se développe en eux ce malaise. Leurs manières d’être, de dire et de taire, sont en fait les produits logiques de leur incertitude d’être à autrui, à l’espace, au monde social.
Leurs comportements sont révélateurs de leur véritable besoin : ils sont en quête de liens et
d’un lieu de vie apte à les nouer.
Souffrance
La mise à distance physique contribue à la perpétuation d’une anxiété, bien souvent institutionnellement désignée sous le terme de « souffrance ». Exclus du théâtre familial, les enfants ne peuvent plus participer au drame qui s’y joue. Et s’ils paraissent parfois si mal à l’aise dans leur lieu de placement, c’est sans doute que leur esprit est ailleurs ou plutôt que les différents acteurs de cet ailleurs peuplent leur esprit d’une telle « présence », que rien d’autre ne peut y trouver place.
Dès lors, tout à la tâche des liens et des lieux …
À l’approche de ses I5 ans N. grandit lentement. Son souhait de rentrer chez elle a mobilisé toute son énergie (Foyer, rapport de comportement).
… beaucoup se révèlent incapables d’assumer un autre travail, scolaire ou préprofessionnel. Ils paraissent obnubilés, envoûtés ; rien ne paraît en mesure de les distraire. S’accentuent alors leurs échecs et leur difficulté « d’insertion» …
J.-P. est en souffrance. Son mal être se manifeste aujourd’hui par son comportement et le désinvestissement total sur le plan scolaire (ASE, rapport de situation).
**L. souffre d’un mal-être au point de ne pouvoir se consacrer pour l’instant à une formation (Éducateur MAJO, Note d’incident).
…difficulté attestée par l’orthographe et la syntaxe des rares écrits d’adolescents placés depuis leur petite enfance.
**Bonjour Monsieur, Je voudrai prandre un render-vous pour aller vous voire par ce que j’ai des chose à dir puis mes soeur aussi je veux qui que mes parant et mes soeur pas la sustente sociale (Lettre de V., 14 ans, au magistrat).
L’on voit ainsi des enfants, séparés dès leur plus jeune âge de leur milieu d’origine, socialisés en presque totalité sous l’égide et dans des espaces institutionnels, se métamorphoser
quelques années plus tard en adolescents asociaux, en échec scolaire massif, devenir, selon les propres termes des responsables du placement, de véritables friches.
Dans l’exemple suivant, un adolescent socialisé depuis l’âge de cinq ans sous le monopole éducatif des éducateurs de différents foyers, semble avoir régressé à un stade infantile
: il a 18 mois d’âge mental. Il est ainsi devenu, après dix ans de placement, une friche absolue.
(V. est un) adolescent qui donne de lui-même une image de friche absolue aussi bien sur le plan moral que sur le plan de la perception d’une loi symbolique organisatrice des rapports entre les hommes et qui semble se présenter exclusivement en fonctionnement sur un modèle archaïque du type loi du plus fort. […]
Le niveau mental limite se situe aux confins d’une débilité mentale légère, débilité «harmonieuse » en ce qui concerne les aspects cognitifs, mais plus sévère en ce qui concerne l’intelligence affective et relationnelle.
V. est encore jeune, et on n’a pas envie de l’enfermer dans un diagnostic d’hébéphrénie à forme dysthymique telle que sa sémiologie clinique tendrait à l’établir. Il apparaît plus sain et sans doute plus proche de la réalité de le considérer comme encore enfant « pervers polymorphe » se comportant avec son corps de presque adulte comme
un enfant de 18 mois qui n’a pas encore intégré de cadre. […]
La prison ne paraît pas l’intimider si ce n’est qu’il annonce dans sa forfanterie habituelle « qu’il fera tout péter là-bas » si un jour il doit y aller et il la vit un peu comme une espèce de foyer (Rapport psychiatrique).
Demeuré étroitement lié à sa mère, V. a été placé et séparé de ses frères et soeurs, également
placés. Sans cesse il a affirmé son souhait de retour en famille, jamais il n’a été entendu. Ses fugues, innombrables, le conduisaient toujours auprès de sa mère en situation matérielle très précaire, ou d’un membre de la fratrie, et toujours il en était retiré, parfois par la force. Cette dynamique décennale a contribué à pérenniser son instabilité ainsi qu’une carence affective durable, et il n’est dès lors pas surprenant que sa personnalité se soit constituée selon une forme si défavorable, lors même que se prolongeait cette étape de son itinéraire institutionnel. Enfin, la manière savante de décrire sa personnalité, contribue, par son caractère innéiste, à dégager l’institution éducative de toute responsabilité vis-à- vis de sa dynamique comportementale et relationnelle. Ce processus de médicalisation conduit à mettre entre parenthèses son histoire institutionnelle : il n’est dès lors plus possible de la considérer comme constitutive de sa « pathologie ».
Ces manières d’être difficiles, bien loin de démentir la justesse de la décision de placement ainsi que la qualité des lieux et des liens institutionnels, sont le plus souvent considérées par les acteurs administratifs ou judiciaires comme l’indice de l’influence délétère rémanente du milieu d’origine et de liens toxiques. L’institution voit, dans les manières d’être et d’agir des enfants, pénétrer en son sein les formes immatérielles malvenues d’un milieu familial nuisible qui semble alors peupler l’espace institutionnel d’une foule de spectres nocifs qui paraissent se jouer des barrières communicationnelles érigées et renforcées au fil du temps. Les frontières physiques s’avérant incapables de contenir l’intrusion de ces étranges personnages, l’institution est conduite à les débusquer en forçant les défenses de l’espace où elle imagine qu’ils se sont retranchés. Débute alors un nouvel avatar du
procès de médicalisation du mal-être des enfants. Une fois encore, sont convoqués les spécialistes
de l’espace intérieur, psychologues et psychiatres. Il s’agit de faire parler les enfants, parole institutionnellement perçue comme libératoire, seule apte à expulser ces étranges et fantomatiques personnages. C’est ce qui explique les réitérations quasi obsessionnelles du besoin de thérapie, d’aide, de soutien psychologique, forme d’action présupposée apte à remédier à la souffrance.
**E. désinvestit son placement familial, se montre égoïste et dure avec les enfants présents au foyer, devient agressive à l’égard de ses parents nourriciers, et on observe un repli sur soi qui nous amène à demander un soutien psychologique plus intensif (Lettre AS ASE au magistrat).
Les troubles et la souffrance d’E. doivent pouvoir s’exprimer avec un spécialiste, un médecin psychiatre (Rapport éducateur foyer).
Le plus souvent, un tel effort contribue, à l’inverse, à rigidifier les défenses de l’espace
intérieur des enfants.
**L. refuse catégoriquement de se raconter et de raconter sa famille : « Je ne vous dirai
rien » (Rapport éducateur foyer).
À l’instar des institutions éducatives qui bien souvent n’entendent les propos des mineurs
qu’à travers le filtre bien particulier de leur « oreille » (les propos ou écrits pathétiques de certains
mineurs placés, malgré leur argumentation, sont ainsi rarement entendus)…
Je voudrais vous rencontrer pour vous parler de mon désir de rentrer chez moi.
Mes parents sont d’accord.
Mes parents me manquent beaucoup.
Je suis assez grande pour aider ma mère.
L’école est trop loin de mon foyer, je me lève à 5 h 30 et rentre à 18 h 35, je suis toujours
fatiguée, je sais que je pourrais mieux faire l’école avec mes parents à côté de moi.
Chaque fois que je les quitte, j’ai le cafard (Extraits d’une lettre d’un enfant placé au
juge).
**Nous pensons que N. ne pourrait pas trouver auprès de ses parents le soutien et les
limites dont elle a encore bien besoin pour son épanouissement personnel (AEF, Rapport
AEMO).
… les mineurs n’entendent pas ces multiples et répétitives suggestions, qui sont parfois
injonctions.
**E. refuse actuellement toute proposition (psychothérapie) qui pourrait le sauvegarder (PJJ, rapport de situation).
Un travail autour de la famille avec le psychologue et le psychiatre a été mis en place […] mais V. a beaucoup de résistances à ce travail. (Rapport d’un éducateur de foyer au magistrat).
Leur résistance,d’une fréquence et d’une constance saisissantes, signifie que ce n’est pas en tentant de débusquer au sein de leur espace intérieur de tels « fantômes », que pourra être traitée leur souffrance. À leurs yeux, une telle action n’est pas pertinente car elle ne se situe pas à la place qui devrait être la sienne.
**J’ai déjà vu un psycho, ça a rien fait. Ça m’intéresse pas, je parle pas avec eux. J’ai compris que c’est nul (Propos d’un enfant placé au magistrat au cours d’une audience) ;
Les psychiatres ne m’ont pas aidé, je n’ai pas besoin d’eux (Propos d’un enfant placé au cours d’une audience).
De la difficulté à se délier
Les différents exemples analysés attestent de la pérennité du lien parental. Ils constituent l’un des pôles du processus fort complexe au cours duquel se joue le drame des liens et des lieux. Dans les situations inverses, le problème se pose de manière voisine. L’opinion des mineurs est, institutionnellement, presque toujours minorée au moment où ceux-ci
évoquent leur désir que l’institution les aide à se délier. Nous avons pu en partie vérifier ce fait lors de la réalisation d’entretiens avec des adolescentes au sein d’un foyer de placement.
Le placement représentait la réalisation de leur voeu le plus vif. Toutes l’avaient à maintes reprises affirmé, après avoir subi durablement des violences de la part de leurs parents, et toutes, dans un premier temps, s’étaient vues opposer un doute institutionnel durable quant à son authenticité. Certaines estimaient trop circonspecte la position du magistrat ou critiquaient les atermoiements dilatoires de certaines instances administratives.
Quand je suis arrivée à la Cité, personne ne croyait ce que je disais. […] Mais j’étais très déterminée. Ils m’ont proposé une AEMO, mais je voulais vraiment partir.
La première AS, je la supportais pas… par rapport aux décisions qu’elle prenait. Elle
ne me consultait jamais.
Je crois qu’il faut laisser la parole aux jeunes… Moi, j’ai tout fait pour être placée.
C’est ainsi que ces mineures ont été contraintes de lutter, souvent durablement, pour faire
admettre leur point de vue, après avoir réalisé, pour le plus grand nombre, leur « auto-signalement
». Ce n’est qu’après une longue période d’incertitude qu’elles ont été en mesure de réaliser leur souhait, s’ancrer dans une nouvelle maison. Ce lieu de vie leur a permis de trouver un relatif équilibre, satisfaisant, pour un temps, leur besoin de liens et de lieux.
**Le foyer, c’est ma maison.
Elle revendique qu’elle est chez elle ici. Elle s’est vraiment installée. Elle s’est vraiment
ancrée (éducateur référent).
Là où je me suis sentie le mieux, c’est quand j’ai été placée.
Là, je vis pleinement, je me sens bien ici.
Ainsi, si l’institution éducative s’efforce de débloquer le mutisme des enfants placés sous son autorité, elle paraît fréquemment sourde à leur parole spontanée, que celle-ci exprime le souhait de réunion ou de séparation. L’expression directe n’est pas légitime ; elle prend sens, retraduite par des experts. En outre, si l’institution responsable de la conduite d’une mesure éducative admet parfois ses propres erreurs d’interprétation et d’action, c’est pratiquement toujours dans les cas où la persistance et l’accentuation des troubles de l’enfant proviennent d’une mise en lien forcée de celui-ci avec les membres de sa famille. Dans ces situations relativement rares, produites par la dégénérescence progressive des liens
familiaux « naturels » au cours du temps – déclin généralement compensé par l’affermissement
de liens forts et durables avec les membres d’une famille d’accueil particulièrement chaleureuse –, l’institution considère parfois que son action représente un coup de force qui fait violence au souhait de l’enfant, souhait qui, par exception, est ici tardivement pris en compte. Le résultat est parfois miraculeux.
**Depuis un an, E. devient de plus en plus réticente à rencontrer sa mère. Le service a l’impression de la « traîner » aux visites. Il n’est pas possible à des agents investis d’une mission de protection de l’enfance d’aller au-delà sans malaise et sans se demander s’ils n’entrent pas eux-mêmes dans un processus de mauvais traitement à enfants (ASE, rapport d’évolution).
** Il y a 2 ans, le service était inquiet quant à l’évolution du placement, E devenant opposante et même rejetante vis-à-vis de la famille d’accueil. Depuis qu’elle a pu dire à son père qu’elle ne voulait plus le voir, la modification de son comportement a été spectaculaire.
Depuis cet entretien, E. est transformée ; elle apparaît depuis « libérée ».
La maîtresse nous fait part de son étonnement devant les résultats inespérés de E.
Très bonne intégration, bonnes relations avec les élèves, intervient en classe, fait des
remarques astucieuses. Les cahiers sont impeccables, les leçons sues (ASE, rapport d’évolution).
Ces inflexions radicales sont cependant peu fréquentes ; dans la plupart des cas étudiés, les « difficultés » se pérennisent. C’est là l’origine d’un trait caractériel des mineurs placés, qui s’affirme au prorata de la durée de leur placement.
Conclusion
Les institutions administratives et judiciaires disposent de deux outils principaux qui leur permettent de jouer sur les liens familiaux : l’outil psychologique dont elles font un usage surabondant, l’outil économique beaucoup plus chichement mis en oeuvre. L’emploi d’un tel levier d’action fait implicitement resurgir un besoin récurrent de l’immense majorité des familles, disqualifié car inapte, selon la majorité des responsables de la mesure, à expliquer les dangers et difficultés des enfants(A ).
La mise en oeuvre de ces outils révèle un ensemble de dissymétries : dissymétrie des rapports de forces entre institutions robustes et familles affaiblies, dissymétrie latente dans l’évaluation de la qualité du lien, comme si les manifestations de la fragilité de la cohésion économique et sociale des familles signifiaient affaiblissement du lien, et qu’à l’inverse, la robustesse et la compétence présupposée des institutions interdisaient d’imaginer la possible action néfaste de leur emprise. La dissymétrie de la circulation de l’information contribue enfin à affaiblir la position des familles, même si celle-ci s’est quelque peu affermie depuis l’adoption, le 18 décembre 2001, de la loi rénovant l’action sociale et médicosociale et la publication du décret du 15 mars 2002 modifiant le nouveau code de procédure
civile et relatif à l’assistance éducative(B), textes qui mettent notamment en cause l’interdiction
d’accès des familles à leurs propres dossiers, qui prévalait jusque-là. La brèche
(A) Cependant, cette manière de faire n’est pas absente des procédures. Ainsi, le versement des prestations familiales à la famille est, dans certains cas, soumis à la (bonne) volonté des parents à se plier aux suggestions remédiatrices, c’est-à-dire à gérer, selon les préceptes éducatifs, leurs liens avec leurs enfants placés. Selon que le magistrat considère ou non que ses attendus ont été respectés, il peut affecter une proportion plus ou moins grande de ces prestations à la famille, le reste étant versé au compte des foyers de placement. L’outil
économique est généralement activé parallèlement au dispositif géographique : la distance physique entre le domicile et la famille d’accueil ou le foyer conditionne en grande partie la réalisation pratique des visites des parents, gage de la pérennité des liens aux yeux de l’institution. Mais c’est un instrument fort imprécis et malcommode du fait de l’éventail restreint des solutions possibles. La mesure prise tant par l’inspecteur de l’aide sociale à l’enfance que par le juge des enfants dépend beaucoup plus souvent de l’offre existante en matière
de mesure éducative que des besoins, précisément évalués, de la famille et de l’enfant (Inspection générale des affaires sociales, Accueils provisoires et placements d’enfants et d’adolescents, 2000).
(B) Le dossier peut être consulté, sur leur demande et aux jours et heures fixés par le juge, par le père, la mère, le tuteur, la personne ou le représentant du service à qui l’enfant a été confié et par le mineur capable de discernement, jusqu’à la veille de l’audition ou de l’audience (Extrait de l’article 8 du décret n° 2002-361).
du secret demeure cependant parcimonieuse : ainsi, le nouveau décret stipule que le magistrat peut décider de soustraire tout ou partie des documents à la consultation, notamment lorsque les familles sont dépourvues d’avocat(C). Si, lors de l’ouverture d’une procédure, le magistrat est tenu d’informer les familles de leur possibilité de se faire assister, l’intervention d’un défenseur demeure facultative. En porte-à-faux entre leur position de victimes de leurs conditions de vie et leur situation d’accusées vis-à-vis de leur progéniture, les familles demeurent, malgré cette réforme, vulnérables à la force des écrits institutionnels. La disqualification de la dimension socioéconomique, le monopole de l’interprétation et de l’action psychologiques contribuent à faire de ces enfants des exclus de leur propre histoire et à rendre aveugle l’institution à son propre rôle dans le développement des troubles des enfants placés, sourde à leurs souhaits. Les comportements des enfants constituent des formes de résistance. Solitaires, dénués d’appui, souffrant de la distorsion de leurs liens, les enfants tentent vainement de faire reconnaître la légitimité de leur parole. Ils sont en quête d’un lieu où ancrer leur personne, propre à satisfaire leur besoin de liens. L’énergie dépensée au cours de ce travail des liens représente ainsi une forme de parturition douloureuse.
La marge d’interprétation et d’action des intervenants institutionnels, juges, éducateurs de l’ASE et de la PJJ, du personnel des foyers, etc., est tributaire de principes dictés par une doctrine remarquablement homogène. Les enfants, pour leur part, sont soumis aux aléas et conflits de leur prime socialisation familiale. La marge de manoeuvre des uns et des autres se resserre au fil du temps lorsque la dynamique, dont nous avons tracé de manière schématique les grands traits, se développe selon une spirale dont chacun des acteurs devient prisonnier. Tous en perçoivent le chaos, subissent les souffrances qu’il génère, mais paraissent dans l’incapacité d’y remédier. C’est pourquoi il serait illusoire et injuste de ne voir dans la procédure administrative et judiciaire du placement qu’une machine destinée à briser les ultimes étais des familles fragiles. La mise à distance entre parents et enfants est, dans bien des cas, nécessaire, souhaitable et souhaitée. Mais sa gestion, fort délicate,
nécessite une somme de travail et une attention de tous les instants, une prise en considération
très précise des reconfigurations des liens au cours du temps. Les différents intervenants, dont le volume de travail est considérable, par le nombre de procédures, la lourdeur de certaines familles dantesques, selon le mot d’une éducatrice de la PJJ, ne peuvent généralement consacrer un temps suffisant à un travail dont la difficulté majeure provient de l’étroite intrication de leur propre rôle dans l’écheveau des rapports familiaux. Au risque d’une doctrine trop étroite et exclusive s’ajoute une carence chronique en moyens matériels et humains.
(C) Le juge peut, en l’absence d’avocat, exclure tout ou partie des pièces de la consultation par l’un ou l’autre des parents, le tuteur, la personne ou le représentant du service à qui l’enfant a été confié ou le mineur lorsque
cette consultation ferait courir un danger physique ou moral grave au mineur, à une partie ou à un tiers (Extrait de l’article 8 du décret n° 2002-361).
MG Université Lyon
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